Ils proposent aux jeunes pousses de consommer à titre gratuit leurs services (crédits cloud gratuits), ce, durant des mois et même des années. Celles-ci risquent pourtant d’en devenir dépendantes et prisonnières. Ce sont les pratiques qu’AWS, Azure, Google et autres géants du cloud font actuellement.
Les crédits cloud ressemblent fortement à de la vente à perte. Gratuits, ils sont proposés à outrance dans l’écosystème numérique de l’Europe. Ces crédits ne sont pourtant pas soumis à aucune fiscalité, ne sont encadrés par une quelconque législation ni obligation de transparence. À l’ère où la transformation digitale se trouve au cœur de toutes les préoccupations depuis la crise sanitaire du covid-19, le sujet crée des polémiques au sein du Parlement européen. Profitant de leur puissance, les géants du cloud se permettent de distribuer massivement des crédits pour happer les start-ups. Les valeurs de ces crédits vont de dizaines à des millions d’euros selon le cas, gracieusement offerts à chaque entreprise. Évidemment, les petits éditeurs ne peuvent pas les concurrencer sur ce terrain.
L’Assemblée nationale fait la même remarque. Certes, offrir des échantillons de leurs produits aux consommateurs fait partie des stratégies commerciales des entreprises. S’il ne s’agit que de quelques échantillons d’une valeur limitée en guise de publicité, alors, il n’y a rien à dire. Quand ces « cadeaux » sont pourtant de grande valeur et distribués sur le long terme, ils ne peuvent plus être qualifiés comme tels.
Ce qui est sûr est que les GAFAM offrent des crédits cloud pour conquérir des clients. Ils le font aussi pour lier indirectement les jeunes pousses à leur plateforme propriétaire dans une logique de vendor locking. En effet, il semble tellement simple et moins cher à ces start-ups de se servir des solutions propriétaires de ces géants du web. Ils risquent ensuite de s’y habituer et d’en être dépendants. C’est ainsi que procèdent les fournisseurs comme Amazon Web Services, reconnus pour le coût élevé de leurs données sortantes.
NLP Cloud se sert massivement des crédits cloud
NLP Cloud, une plateforme d’API orientée traitement automatique du langage utilisent massivement les crédits cloud. Cette jeune pousse d’origine grenobloise a consommé l’équivalent de 73 000 euros de crédits gratuits. Cela revient à :
- 36 000 euros sur 1 an chez Scaleway,
- 25 000 dollars sur 2 ans chez Amazon Web Services,
- 10 000 euros sur 1 an chez OVHCloud,
- 2 000 dollars sur 1 an chez Google.
Certes, ces crédits obtenus en ligne en quelques heures ou en quelques jours seulement sont très utiles à une jeune pousse comme NLP Cloud qui a choisi de ne pas lever de fonds pour sauvegarder sa liberté. Les crédits permettent de profiter indirectement d’une levée de fonds de démarrage. Y recourir permet d’éviter les aspects négatifs et les contraintes relatives à une prise de contrôle du capital par un ou quelques investisseurs. Pour NLP, ces crédits lui a permis de profiter de puissants serveurs pour entraîner ses modèles de machine learning. Le fondateur du NLP Cloud était pourtant bien conscient de ces pièges en faisant ce choix.
Souhaitant contrôler cette habitude, l’autorité française de la concurrence s’est récemment penchée dessus. Elle compte étudier les conditions qui régissent la concurrence dans le secteur de l’informatique du cloud. Les pratiques commerciales en est une et qui fera l’objet d’une massive consultation publique prévue pour l’été prochain. Les conclusions de l’enquête vont être connues début 2023.
Les autorités de la concurrence d’autres pays européens se pencheront aussi sur le sujet comme l’a déjà fait la Hollande. La démarche va ainsi converger au niveau européen, initié par l’Autorité française. En effet, cette dernière est indépendante et n’a d’ordre à recevoir de qui que ce soit. Si elle juge que ces pratiques relèvent de la concurrence déloyale selon la législation existante, alors, elle appliquera des sanctions. Au cas où elle ne peut pas le faire suivant le code de la concurrence actuel, elle pourra le rapporter au législateur et lui demander de modifier la loi en fonction. Elle fera ensuite des propositions de loi dans ce sens. Si elle estime qu’il ne s’agit pas d’échantillons, mais d’aides dissimulées sous une autre forme, elle agira directement.
Le Data Act pour encadrer les crédits cloud gratuits
La réponse viendrait sûrement du gouvernement pour la simple et bonne raison que l’État doit se digitaliser rapidement. À l’instar de ce qui s’était passé dans les années 80, quand il a choisi l’ordinateur simple et facile d’usage d’IBM, il pourrait tout simplement privilégier Microsoft. C’est dans ce sens que l’État a encouragé Capgemini et Orange à rejoindre Microsoft pour créer Bleu. L’Autorité de la concurrence a donc bien fait de s’autosaisir pour étudier le problème.
Selon un député européen, il ne s’agit pas d’interdire les crédits cloud qui aident à créer de la valeur, mais plutôt de les régir. La Commission européenne affirme observer les pratiques anticoncurrentielles du marché intérieur de l’Union. Elle se dit prête à agir dès qu’une infraction au marché commun est commise. Certes, surveiller, c’est bien, mais réglementer pour établir des règles de jeu appropriées et durables pour tous est mieux. Il faut le faire en dehors des éventuelles sanctions appliquées par les autorités locales de la concurrence ou la Commission. Cette réglementation pourrait être inclue dans le Data Act, le projet de loi présenté par la Commission européenne et dont l’objectif est de parvenir à un seul marché des données.
On pourrait ainsi soumettre les crédits cloud à une TVA de 20 % vu qu’ils apportent de la valeur. Une exonération peut cependant être appliquée en dessous d’un certain montant comme 10 000 euros par an par client par exemple. Cela aiderait les fournisseurs de petite et moyenne taille à concurrencer ceux de plus grande envergure dans leur stratégie commerciale. Les grandes enseignes seraient en effet contraintes de tempérer leur ardeur dans le domaine.
Le Data Governance Act devrait ensuite déterminer les conditions qui régissent le passage d’un cloud à un autre vu les impacts négatifs des crédits cloud en termes de vendor locking. Cela faciliterait le portage d’application et permettrait de débloquer les serrures des fournisseurs d’accès à Internet. En parallèle, il faut aussi déployer de nouveaux mécanismes d’aide à l’innovation dans le digital pour équilibrer cette régulation.
La solution pour contourner le piège
Pour ne pas tomber dans le piège des crédits cloud gratuits, NLP a trouvé la solution. Dès le départ, l’enseigne s’est mise à concevoir une architecture multicloud pour ne pas devenir dépendante de ces géants du cloud. Sa plateforme est ainsi conçue de manière à ne pas adhérer à aucune autre. Pour cela, NLP Cloud compte sur une surcouche d’infrastructure logicielle basée sur Docker Swarm, celui-ci étant plus facile à manipuler que Kubernetes. Ainsi, il peut provisionner ces traitements, quel que soit le fournisseur, ce qui le laisse totalement libre de migrer vers un autre. Il reste ensuite à ne pas succomber aux avances des plateformes qui encouragent à utiliser leurs services propriétaires. Il faut aussi prendre en compte le fait qu’il s’agisse d’argent gratuit, donc, à ne pas trop profiter.
Selon un expert, l’objectif des fournisseurs cloud leaders pourrait aller plus loin. En effet, les crédits cloud constituent pour eux un moyen de détecter les jeunes pousses promettantes. Quand ils sont sûrs d’en trouver une, ils peuvent essayer de s’en approcher pour la racheter ou dans le sens contraire, la supprimer. La prédation est en effet une pratique courante aux États-Unis.